14 mois !
C'est le temps qui se sera écoulé depuis la dernière fois où j'ai pris le temps de pondre un article consacré aux copistes/détourneurs/hommageurs de ma plus grande
idole : le dessinateur et peintre américain Frank Frazetta.
"Faites des gosses", qu'y disaient...
Et puisqu'il vaut mieux en mettre moins à chaque fois pour revenir plus régulièrement, je ne vais pas faire (trop) long.
Aujourd'hui, on va s'attarder sur quelques cases dessinées entre 1950 et 1953 par un tout jeune Frazetta (le bonhomme est né en novembre 1928), alors qu'il paufinait encore sa
technique dans des comics, principalement des Western.
Cette page est extraite de Durango Kid n° 15, et fait partie de la série écrite et dessinée par Frazetta dans sa jeune vingtaine : l'Indien Blanc (Dan Brand - White
Indian).
L'intégralité des 6 pages de cette histoire - La dernière de la série (inédite en France) "The White Wolf" est visible en entier (parmi d'autres
merveilles) sur ce blog époustouflant pour un fada comme moi : http://pencilink.blogspot.fr/2010/04/durango-kid-15-frank-frazetta-art.html
Je vais attirer votre attention sur la dernière case :
On a ici une posture typique des bandes de Frazetta où l'on voit un animal vu de 3/4 arrière, avec l'avant du corps dans l'obscurité.
Et quand il estime qu'une de ses compositions fonctionne, il n'hésite pas réutiliser celle-ci, ou (en bon peintre pompier qu'il est), à chercher à la développer pour en intensifier
l'émotion .
La case en noir et blanc qui suit est extraite de THUN'DA (toujours Frazetta) au début des années 50.
Observez les similitudes entre le loup et le tigre à dents de sabre.
A nouveau, sur cette autre case signée Frazetta à la même époque, on retrouve chez le loup, la même posture de 3/a arrière avec la tête dans l'ombre (ci dessous).
.
Je vous avais déjà montré la case qui suit (voir ici ), pour
illustrer comment Kelley Jones comptait souvent sur frazetta (ainsi que sur Bernie Wrightson, Munch ou encore Gustav Klimt) pour composer ses cases.
Deadman par Kelley Jones (1989)
Le loup montré un peu plus haut provient de cette planche montrée ici dans son iontégralité (très peu connue), signée Frazetta donc, et qui évoque fort un certain
Petit Chaperon Rouge :
Attardons-nous à présent sur la case qui précède celle analysée plus haut, la cinquième de la page :
On y trouvera une parenté avec le loup aux babines luisantes qui fait face à un Frodon remonté, et que frazetta dessinera en 1975, près de 25 ans plus tard, pour le portfolio du Seigneur
des Anneaux (ci-dessous) :
A ce stade, on peut émettre une hypothèse : Dans les années 70, au sommet de sa gloire, Frazetta utiliserait les compositions de ses premiers travaux pour en tirer le brouillon de ses
nouvelles oeuvres. On sait que le bonhomme ne considérait jamais un tableau comme fini, et qu'il pouvait (au grand dam de son entourage qui aurait préféré le voir faire de nouvelles
images), repeindre directement sur la toile, une version nouvelle d'un tableau qui ne lui plaisait plus en l'état.
Vérifions l'hypothèse.
Nous allons voir à présent, comment une même case peut servir jusqu'à... quatre fois !
"The Million Dollar Tombstone," Jimmy Wakely n° 6 (Juillet-Août 1950)
Un gros plan sur la mule de la première case, avec cette pose des pattes arrières bien caractérisée, et la queue tournée vers la gauche : Sur un promontoire, les protagonistes regardent au
loin les montagnes dans lesquelles ils comptent bien aller chercher de l'or.
Planche issue de Durango Kid n°11 (1951). Frazetta a alors 22 ans.
Ici, un gros plan de la première case.
On retrouve la composition décrite plus haut d'un animal vu de 3/4 arrière, avec l'avant du corps plongée dans le noir, sur un promontoire (pour attirer l'attention du
spectateur sur ce qu'observe la bête et son cavalier).
Cette case est extraite de l'édition française de l'Indien Blanc (éd. Fromage), écrit et dessiné par Frazetta en 1952.
On retrouve la posture du cheval et du cavalier observant un convoi dans cette autre oeuvre de jeunesse de frazetta :
(Star Spangled Comics n° 113 - 1951)
Observez comme la posture des pattes (toujours la même en arrière), la position du cavalier ancapé, le museau, la queue, sont rigoureusement les mêmes. Ici, on ne peut pas
parler d'un tic de dessinateur, comme dans le cas précédent, mais bien d'une auto-copie !
Bien des années plus tard, en 1974, Frazetta se rappellera cette image qui lui avait bien plu, pour composer un de ses tableaux : The Rider (le Cavalier) pour une couverture de roman de
E.R. Burroughs.
Puisqu'elle a été peinte à peu près en même temps que son tableau le plus fameux "The Death Dealer" - 1975 (dont le cas a été traité ici), il a été avancé que le tableau ci-dessus en aurait été
une sorte de version 0.1, mais Frazetta n'a jamais éclairci ce point.
Alors on peut aussi imaginer que la série de dessins de Frazetta pour le Seigneur des Anneaux en 1975, notamment la scène d'affrontement entre un Nazgûl et la belle
Eowyn (ci-dessous) a pu, une fois mélangé au souvenir de la composition déjà utilisée quatre fois par Frazetta...
... donner naissance au légendaire Death Dealer (1975 également) !
Et dire que l'ancêtre de ce percheron tout droit sorti de l'Enfer, connu dans le monde entier, et récemment choisi comme mascotte d'un régiment d'US Marines...
... aurait pour ancêtre une bonne vieille mule !
Mais puisque cette rubrique ne serait pas ce qu'elle est sans une bonne Frazettade, je reviens brièvement sur The Rider peint par Frazetta en 1974 :
... Pour venir le poser sagement au dessus du cavalier de La Roue (dessin de Kovacevic - Coll. Vécu - Glénat 2001)
Il me semble qu'au delà de l'anecdote du jeu de piste, on a avec ces quelques exemples de généalogie d'image chez un même auteur, une des raisons pour laquelle tant de dessinateurs ont cédé à la
tentation de "piquer dans le jardin" de Frazetta (cf. ci-dessus !) : Frazetta semble nous laisser en héritage des recettes qui pourraient donner l'impression
que ses "visions", son imaginaire, son esthétique, pourraient être reproduit facilement. Comme toute oeuvre qui semble "évidente" au yeux du public.
Mais quand on creuse un peu, on comprend qu'il a fallu à Frazetta qu'il digère ses nombreuses influences (Hal Foster, Allen St John, Roy Krenkel...) et qu'il a dû affûter son propre
regard, pour trouver sa patte.
Derrière la nonchalance affichée du joueur de base-ball, dessinateur en dilettante (l'image qu'il aimait donner), son oeuvre semble être une suite d'éternelle tentatives de
capter une émotion, en reprenant des même thèmes pour les transcender en leur donnant des nuances différentes à chaque fois. Pragmatisme d'un artiste commercial pressé d'aller jouer avec ses
enfants... mais aussi véritable obsession d'un véritable artiste en urgence d'accoucher une vision fugace avant qu'elle ne lui échappe (la plupart de ses tableaux ont été fait en une
session, parfois une nuit).
Comme Monet et sa série de rochers à la Pointe des Cotons (Belle Ile en Mer) ou le Mont Ste Victoire peint et repeint à l'infini par Cézanne.
Evidemment la comparaison a de quoi faire lever les yeux aux ciel, mais après tout, le mystère Frazetta (car depuis plus de 20 ans il continue d'exercer ce pouvoir sur moi), ne peut se
laisser enfermer dans un simple costume de faiseur (certes à part) d'un art vulgairement commercial.
Par la récurrence de thèmes et de postures dans son oeuvre, on peut donc tout aussi bien choisir d'y voir un style unique, plus subtil qu'il n'y paraît, mille fois imité, jamais égalé.
Une caractéristique de son oeuvre qu'il semble partager avec une autre de mes idoles, dont les routes se sont d'ailleurs croisées, le temps d'une affiche de film :